Les outils de prise de décisions traditionnels fonctionnent si le modèle néoclassique s’applique ; à savoir une information parfaite, un environnement stable et des agents rationnels… Nous pouvons dès lors sentir la fragilité des modèles dans l’environnement actuel, la prise de décision comporte un grand risque d’erreur.
Éliminer le risque d’erreur quant à la prise de décision serait une chimère. Néanmoins il est possible d’améliorer les chances de succès en opérant une prise de recul sur notre rationalité, d’accepter le doute et de remettre en cause des cadres.
Cet article traite de la rationalité limitée et biais cognitifs dans un contexte de prise de décision en entreprise.
Les connaissances en psychologie, neurosciences et sciences sociales apportent des pistes de solutions pour les décideurs.
Rationalité limitée
Herbert Simon a développé le concept de rationalité limitée : l’homme ne peut effectuer des choix optimaux en fonction d’une rationalité absolue, car il ne dispose pas de moyens suffisants pour appréhender les informations nécessaires et raisonner sur elles. Le décideur va donc choisir la solution optimale selon plusieurs critères de satisfaction.
La rationalité d’une décision va se juger au regard des objectifs du décideur, de sa satisfaction personnelle et des contraintes organisationnelles construites.
En effet, les décideurs sont limités par la nature et par les règles du système de décision dont ils font partie ou qu’ils ont constitué. Aussi, chaque organisation institue ses propres règles de fonctionnement. Elles instaurent des jeux auxquelles les acteurs répondront en élaborant des stratégies individuelles rationnelles (relatives) afin de servir leurs propres objectifs.
Il est aisé de voir les différentes formes de rationalité à l’œuvre au sein d’une organisation : rationalité technique, financière, commerciale, administrative. Ainsi, un ingénieur industriel et un commercial auront leur propre rationalité. La solution optimale sera celle qui sauvegarde l’influence de chacun et concours aux objectifs stratégiques.
Par conséquent, chacune des fonctions va développer des stratégies pour défendre son mode de rationalité. La question ne porte plus tant sur un modèle coût-avantage mais sur la définition de la problématique qui orientera la solution.
Les critères de satisfaction du décideur et donc de rationalité vont être influencés par les caractéristiques de l’organisation, les impératifs économiques, la culture d’entreprise, son expérience personnelle et les jeux politiques présents.
Nous avons donc une rationalité contrainte par le contexte. Le casse-tête de prise de décision se complexifie lorsque l’on regarde comment fonctionne notre système de pensée. Comment se construisent nos jugements et décisions ?
Substitution, association, disponibilité et heuristique de l’affect
Dans son livre « Système 1, Système 2 : les deux vitesses de la pensée » Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie dépeint les caractéristiques de nos systèmes de pensée : Le Système 1 est rapide, intuitif et émotionnel. Il est basé sur des raccourcis mentaux qui génèrent des réponses intuitives aux problèmes. Les conclusions sont correctes dans la majeure partie des cas mais les raccourcis induisent des erreurs. Le Système 2 est plus lent, plus logique et plus réfléchi. En dernier lieu, il filtre les intuitions et émotions et nous incite à modifier notre jugement instantané.
Voici quelques points clefs du fonctionnement de notre pensée :
La suffisance :
Ni la quantité ni la qualité de l’information ne jouent un rôle dans la confiance subjective. Dans ces conditions, la confiance qu’ont les individus dans leurs convictions dépend essentiellement de la qualité de l’histoire qu’ils peuvent raconter sur ce qu’ils voient.
Substitution :
Quand nous ne trouvons pas rapidement une réponse satisfaisante à une question complexe, alors nous trouvons une question proche à laquelle il sera plus facile d’y répondre.
Par ailleurs, certaines décisions sont prises en consultant nos émotions, une substitution de l’affect s’opère. On parle alors de l’heuristique de l’affect, la question intérieure devient « qu’est-ce que je ressens à ce sujet » en lieu et place de « qu’est-ce que j’en pense ? «
Aisance et Disponibilité :
Un facteur déterminant est l’aisance cognitive, le système 1 a tendance à tenir pour vrai ce qui est aisé à traiter. Ainsi, les événements les plus saillants viendront le plus aisément à l’esprit et nous jugerons la fréquence et la représentativité d’un évènement selon cette facilité de récupération.
Association :
Notre système associatif est enclin à se fixer sur un schéma cohérent d’activation et à neutraliser le doute et l’ambiguïté. De sorte, la recherche de liens causaux et de schémas dans une logique d’autorenforcement est une source de biais.
Probabilité et statistique :
Notre système de pensée à du mal avec les probabilités, nous avons tendance à négliger le taux de base d’une catégorie, à oublier le phénomène de régression vers la moyenne, à confondre corrélation et régression. De plus, tant que l’histoire racontée nous parait cohérente nous occultons le fait que l’inclusion d’éléments réduit sa probabilité.
Par conséquent, nous ne tenons pas compte du fait que nous manquons d’informations cruciales pour construire nos jugements.
Biais applicables à la gestion de projet
Sans entrer dans la liste exhaustive des biais cognitifs, (il en existe plus de 250) de nombreux articles et livres traitent du sujet. Je sélectionne ici quelques biais particulièrement applicables à la conduite de projet ou que l’on rencontre fréquemment en entreprise.
Applicables à la conduite de projet :
- Le biais des coûts irrécupérables conduit à nous accrocher à un projet manifestement sans avenir parce que nous y avons déjà investi des ressources importantes.
- L’erreur de planification, nous conduit à sous-estimer la durée et le coût d’un projet.
- L’excès de confiance amène à penser que nos études prévisionnelles sont plus justes et plus précises qu’elles ne le sont en réalité.
Ces biais sont connus et des outils et méthodes de gestion de projet et de contrôle budgétaire permettent de les limiter.
Applicables au management :
- L’effet d’ancrage lors de négociation : La première proposition agit comme une suggestion, dont il devient difficile de s’éloigner. Un effort cognitif supplémentaire doit se faire pour réaliser les ajustements.
- Le biais de statu quo : utile en conduite du changement. Ce biais est lié à l’aversion à la dépossession, les pertes ont une importance psychologique plus grande que les gains potentiels.
- Le biais de cadrage : la formulation d’une question, d’un problème influencera la réponse et le sentiment à son égard. 90 % de chance de succès ou 10 % de risque d’échec ne sont finalement pas équivalents sur le plan psychologique.
D’autres sont plus délicats à appréhender comme l’illusion du talent, l’autocomplaisance ou le biais rétrospectif.
Attention aux effets du groupe sur les biais, en cause la pression de conformité :
- Les groupes ont encore plus tendance que les individus à renforcer leur implication dans une démarche vouée à l’échec (Hal R. Arkes et Catherine Blumer).
- Un environnement de groupe, amplifie l’erreur de planification (Roger Buehler, Dale Griff et Johanna Peetz).
- Les groupes ont également une propension à accroître leur dépendance au biais de représentativité ; et à subir plus facilement l’influence des biais de cadrage.
Éventail de solution pratiques :
Fort heureusement, outre la prise de recul et la connaissance et de nos modes de fonctionnement, il existe des outils afin d’améliorer notre prise de décision.
- Des modèles théoriques :
- Recognition-primed decision model
- OODA.
- Des modèles mathématiques :
- Monte carlo
- Black & Scholes.
- Des modèles rhétoriques :
- Les check-list : quel est mon niveau d’émotion ? Suis-je assez informé ? Quelle est la qualité de l’information ? Des normes/procédures m’entravent-elles ? …
- Le Premortem : imagination de l’échec futur, qu’elle en est l’histoire et ses causes ?
Et n’oublions pas le conseil externe.
Conclusion :
La prise de décision a priori rationnelle est finalement limitée et contrainte. En cause une information imparfaite, le cadre organisationnel et nos modes de fonctionnement. Les biais ne doivent pas être connotés négativement, ils permettent de prendre des décisions plus rapidement, d’économiser notre ressource mentale et sont à l’origine de notre évolution. La connaissance de ces biais permet une prise de recul au moment de la prise de décision. Apprendre à les repérer lorsque nous y sommes soumis est un exercice grisant. Des méthodes et outils efficaces permettent de se rassurer quant à la prise de décision mais il convient de ne pas tomber dans l’illusion de contrôle, le monde est imprévisible.
Quentin Rouyer